Point d'entrée vers une pornographie post-moderne


" «Qu’est-ce que la pornographie ? Il n’existe aucune réponse claire et universellement acceptée à cette question ». C’est en ces termes que, dans son livre Penser la pornographie (2003), Ruwen Ogien introduit le chapitre consacré à la définition du concept de pornographie. En outre, pas même l’incontestable étymologie du mot – pòrnē (prostituée) et gráphein (écrire, représenter) ne parvient à focaliser précisément le propre d’une représentation pornographique, si tant est que chaque individu soit capable d’en reconnaître une quand il la voit . Ce qui explique peut-être pourquoi le mot « pornographie » n’est pas un lemme du Dictionnaire de la pornographie (2005), et même si son origine y est soigneusement expliquée dans l’introduction: le concept de pornographie est si compliqué qu’en donner une définition univoque capable de cerner ce phénomène d’un seul point de vue reste impossible.

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En suivant cette distinction, Foldscheid propose un raisonnement tout aussi convaincant : si la scène pornographique ne peut relever de la simulation, il se révèle tout aussi difficile de croire que la vidéo porno reproduise mimétiquement une scène d’amour, ou tout simplement un rapport sexuel ou encore toute forme d’intimité quelle qu’elle soit : car l’intimité consiste en effet à « se soustraire au regard de tous pour rendre possible la relation à l’autre » (→ Intimité, de A. Felgine, p240). L’intimité suppose donc une démarcation sûre entre la sphère publique et privée excluant le regard des autres ; si l’on inverse ce point de vue, on peut dire qu’il n’est possible de saisir l’intimité qu’à condition que celui qui observe ne se trouve pas face à une exhibition ou mieux qu’il n’ait pas le sentiment que celui qui se montre le fasse ouvertement : « la caméra doit se faire oublier pour donner l’impression d’une effraction dans l’intimité d’un quotidien souvent trivial et non événementiel. Le documentaire intimiste donne l’illusion de saisir la vie dans sa continuité, parfaitement anti-spectaculaire » (→ Intimité, de A .Felgine, p 241).

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« Il ne suffit pas de filmer un couple en train de faire l’amour pour réaliser une oeuvre pornographique […]. Si les productions pornographiques peuvent plaire en dépit de leurs répétitions, si l’appétit de collection peut se déclencher, si l’on peut ne jamais se lasser de revoir encore les mêmes situations et les mêmes images, c’est bien que la pornographie entrepose entre la sexualité et nos regards une mise en scène particulière » (→ Image, P. Baudry, p 223). Selon, Baudry, il existe quatre caractéristiques principales de la rhétorique sexuelle pornographique qui rendent unique la représentation porno, c’est-à-dire qui permettent d’en circonscrire le domaine de fiction. Celles-ci sont : précipitation de la scène sexuelle, saturation absolue des scènes sexuelles, professionnalité des personnes impliquées dans la performance, déconnexion dans la succession des scènes de sexe.

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Discordants ou différents, l’avions-nous dit, les points de vue présents dans ce Dictionnaire : « le corps, qu’on a voulu terrain symbolique où se jouent la liberté et la conquête de soi, est formaté, mécanisé, réduit aux performances et aux figures imposées. Il ne fait aucun doute que la dérive du porno vers des pratiques extrêmes –si souvent dénoncée- est tributaire de cette gestion comptable du désir. » (→ Pouvoir, A. Felgine, p 381). Considérer la pornographie non seulement comme objet d’analyse, mais aussi comme médium cognitif et instrument d’interprétation de la réalité revient à prendre en compte l’influence de la narrativité pornographique dans la formation de l’identité sexuelle et la façon dont cette formation identitaire est donc idéologiquement connotée et liée à des formes de pouvoir. Le discours pornologique devient ici un discours pornocratique, voué à analyser l’idéologie présente dans le porno, et parallèlement et obligatoirement, l’idéologie qu’il véhicule.

La pensée féministe radicale, comme chacun le sait, a vu dans la pornographie la représentation d’une sexualité fortement connotée par une logique de domination et de violence masculines qui a tendance à transformer la femme en une sorte d’esclave du sexe, soumise et le plus souvent contrainte à feindre le plaisir « chaque fois que quelqu’un regarde ce film, il regarde mon viol » affirme Linda Boreman, alias Linda Lovelace, personnage du célèbre Gorge profonde. Selon cette vision, que l’on pourrait qualifier « d’imitative », la pornographie serait à l’origine de comportements violents et d’une message dangereux, puisqu’elle confirmerait l’idée d’une « dissymétrie des anatomies » (→ Anatomies, cit.) qui correspond avec un rapport de domination entre les individus se traduisant en des fantaisies narratives caractérisées par la présence d’un déséquilibre du pouvoir politique, social, et économique. Un répertoire considérable d’histoires pornographiques reproduit dans la fiction narrative l’idéologie persistante –et réelle- de la disparité sexuelle entre l’homme et la femme en n’en déplaçant que le plan de la représentation, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de mettre en scène un viol pour rendre « jouissif » un rapport de soumission, il suffit de proposer un rapport sexuel consentant (mais jusqu’à quel point ?) entre une secrétaire et son employeur. À ce sujet, la pornographie gay et lesbienne n’élude pas forcément le problème (même si elle élimine, d’un côté, la figure de la prostituée soumise, et d’un autre, celle de l’étalon dominant), dès lors que sa fiction narrative se fonde sur des situations de féminisation du mâle et vice et versa, de disparité de pouvoir ( le gardien de prison et le prisonnier, la riche héritière et sa servante), ou sur l’utilisation de pratiques extrêmes (bondage, barebacking, pissing, fist-fucking) qui confirment le rapport de soumission qui dirige la relation entre les partenaires.

D’autre part, envisager la pornographie comme un médium de la connaissance plutôt que comme un simple objet, « Interroger la violence revient toujours à mettre en cause la pédagogie violente des images » (→ Violence, A. Felgine p 518) et pour certaines entrées du Dictionnaire, passer de la focalisation du caractère pornographique de certaines images à la nature pornographique de n’importe quelle image, pousse –voir même oblige- à surveiller les autres et se surveiller soi-même : « et cette violence que l’on prête au film porno qui mettait en scène les corps, c’est la télévision tout entière aujourd’hui, envahie par cet impératif de l’intime dévoilé, qui, scrutant les âmes, l’exerce sur chacun ». (→ Télévision/télé-réalité, cit.).

Tout en partageant l’idée que le porno confirme la présence de ces mécanismes coercitifs, lisibles selon deux dynamiques psychologiques, un peu grossièrement émaillées de philosophie- à savoir l’imitation (la vision de comportements violents génère de la violence), et la catharsis (la vison de comportements violents génère de la nausée envers la violence), je me demande si la première ne repose pas sur la destruction trop hâtive de la frontière entre fiction et réalité dans la conscience de tout individu, tandis que la seconde sur une surévaluation de l’impact de la fiction sur la réalité, empruntée à d’autres genres de représentation, et dans ce cas précis, à la tragédie ; mais je me demande surtout si ces deux lectures du discours pornographique n’ont pas tendance à voir comme unilatéral le rapport entre une forme de représentation, quelle qu’elle soit, et sa perception, extrêmement variable en fonction du contexte dans lequel elle se situe. La pornographie peut aussi être interprétée – et de ce fait, elle l’est- par un féminisme qualifié de « libéral » lié à la théorie des actes de langage d’Austin et au déconstructivisme de Derrida- comme une dénonciation d’une condition d’exploitation qui n’est pas que sexuelle, comme une attestation, parmi tant d’autres, de l’existence d’une véritable discrimination concernant plusieurs aspects de la vie féminine. « Le performatif ne fait jamais la même chose : il y a toujours déviation par rapport au modèle original de l’énoncé performatif. L’énoncé n’a en effet pas d’essence performative puisqu’il ne cesse de se répéter. Il s’opère donc, à chaque nouvelle énonciation, une nouvelle mise en contexte » (→ Féminisme, S. Laugier, p 184). Autrement dit, un même acte linguistique, et donc aussi un message pornographique, peut être interprété de façon différente, voire même opposée : ainsi Butler argumente-t-elle que « queer », terme initialement péjoratif envers les personnes homosexuelles, a été par la suite volontairement admis par la communauté gay qui en a donné une connotation positive.

S’inspirant du postmodernisme pour définir ses instruments de représentation, la post- pornographie-dans laquelle le post porno queer de Bruce la Bruce et de Mapplethorpe joue un rôle décisif-, ne se base pas uniquement sur la suppression du rapport de domination entre homme et femme (ou de ses transformations ou confirmations), mais au contraire « Elle travaille la pornographie moderne à partir de ses marges en la décontextualisant et pour en faire apparaître la dimension politique et normative » (→Post-pornographie, M. Bourcier, p 380), mettant en lumière, pour les problématiser et les mettre en cause, certaines questions identitaires du monde contemporain. L’affirmation de Baudry, confirmée par la structure générale du Dictionnaire, ne semble donc pas excessive : « la pornographie, fondamentalement identique à elle-même, mais évoluant sans cesse, épousait les aspirations et les questions de son temps » (→ Nouvelles pornographies, P. Baudry, p 317), dans une perspective consistant à ce que mouvement d’appropriation ne coïncide pas avec l’effleurement dans le porno d’une réalité précédant la représentation pornographique, mais avec l’affirmation de nouvelles possibilités de regarder le corps et l’identité qu’il porte en lui, en dehors du bien et du mal."

Andrea Malagamba - Pornologie, Pornopathie, Pornocratie.

Image: Man Ray, Mr and Mrs Woodman, 1927. (Merci R.)

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