Du don de soi dans un cadre marchand


"Le ou la prostitué(e) s'engage à fournir un plaisir déterminé pendant un temps déterminé. Le service vendu ne peut être obtenu par le client en aussi peu de temps, en qualité et quantité égales, de partenaires non rémunérés. Il y a donc une contradiction évidente entre la vente de ce service et sa nature.

Dans l'échange marchand, acheteur et vendeur entrent dans un rapport contractuel pour un temps déterminé; ils seront quittes l'un envers l'autre après paiement; l'offre du vendeur détermine l'acheteur comme individu anonyme, interchangeable avec n'importe quel autre: la solvabilité est la condition nécessaire et suffisante pour être servi. Or, en l'occurrence, tout en se présentant comme une acheteur dont la solvabilité suffit à fonder le droit, le client demande et obtient de la prostituée qu'elle lui procure un service qu'il entend définir lui-même, pour la seule et unique raison qu'il en a envie.

L'échange marchand se fait, certes, à un prix convenu, mais ce prix est fixé «à la tête du client», tout comme, d'ailleurs, la nature du service lui même. La transaction commerciale se déroule donc entièrement dans la sphère privée et porte sur une prestation adaptée à une demande faite à titre privé.

Nous trouvons ici le rapport servile dans sa pureté: le «travail» de l'un EST le plaisir de l'autre. Il n'a d'autre objet que ce plaisir. Le plaisir du client est la consommation d'un travail fait sur sa personne privée. Cette consommation est immédiate et directe, elle ne passe par la médiation d'aucun produit. C'est par cette immédiateté que le plaisir procuré par le travail servile diffère du plaisir que le chef cuisinier procure aux consommateurs de son «plat sublime».

Mais il y a plus. Ce plaisir est désiré par le client sans raison. C'est là une première différence entre le «travail» de la prostituée et celui de la kinésithérapeute par exemple. Cette dernière aussi se met au service du bien-être physique de ses clients, mais ceux-ci doivent motiver leur demande; la raison de celle-ci fera l'objet d'un diagnostic, après quoi le thérapeute appliquera, en vertu de son jugement souverain, des soins qui, quoique personnalisés, mettent en oeuvre une technique bien définie selon une procédure prédéterminée.

S'il est donc au service du bien-être physique du client, le soignant n'est point l'instrument du plaisir de celui-ci. Il est, au contraire, en position dominante: il décide de la nature des opérations et ne paie de sa personne que dans les limites d'une procédure codifiée dont il reste maître de bout en bout. La technicité de la procédure fonctionne comme une barrière infranchissable: elle empêche l'implication personnelle du thérapeute d'aller jusqu'à une complicité ou intimité complètes.

La situation est exactement inverse dans le «travail» de la prostituée: son savoir-faire technique doit être mis en oeuvre de la manière souhaitée (sans raison) par le client. Ce que ce dernier entend acheter, c'est l'implication complète de la prostituée dans les actes qu'il lui demande: elle doit se plier à ses exigences en y mettant du sien et non de façon routinière. Elle doit être une liberté-sujet, mais une liberté qui ne peut rien d'autre que de se faire l'instrument empressé de la volonté d'autrui. Autrement dit, elle doit être cet être contradictoire, impossible, phantasmatique qu'est la «belle esclave» (celle que, dans les Contes des Mille et une nuits, le jeune prince reçoit en cadeau, assise nue sur un cheval blanc); l'esclave, qui, dans la réalité, n'est jamais qu'une personne jouant à être l'être phantasmatique qui hante l'esprit de son maître.

«Tu paies et tu feras de moi ce que tu voudras». En cette seule phrase tout est dit: la prostituée se pose en sujet souverain pour exiger le paiement et, sitôt cette exigence satisfaite, elle s'abolira comme souveraineté pour se métamorphoser en l'instrument du payeur. Elle se pose donc en libre sujet qui va jouer à être esclave. Sa prestation va être une simulation; et elle ne le cache pas. Le client, d'ailleurs, le sait. Il sait qu'il ne peut acheter des sentiments et une complicité vrais. Il en achète la simulation. Et ce qu'il demande finalement, c'est que cette simulation soit plus vraie que nature, lui fasse vivre imaginairement une relation vénale comme si c'était une relation vraie.

La technicité se réintroduit donc dans le rapport vénal sous une autre forme et par un autre biais: la maitrise, par la prostituée, de l'art du simulacre. Les actes qu'elle propose sont dissociés de l'intention qu'ils signifient: ils ont pour fonction de donner l'illusion d'une intention ou implication qui n'existe pas. Ce sont des gestes. Ces gestes sont produits avec un savoir-faire bien maitrisé. Ils simulent un don de soi. Les procédés techniques de la simulation permettent donc à la prostituée de ne pas s'impliquer dans un rapport qui signifie l'implication totale: elle s'absente effectivement de ce rapport; elle cesse d'habiter son corps, ses gestes, ses paroles au moment de les offrir. Elle offre son corps comme s'il n'était pas elle-même, comme un instrument dont elle serait séparée.

Elle persuade à elle-même qu'elle n'est pas ce qu'elle vend. Dans la proposition «je me vends», le «je» se pose comme autre que le «moi».

Or, à la différence de tous les autres serviteurs qui simulent professionnellement la sollicitude empressée, la bonne humeur, la sincérité, la sympathie, etc., la prostituée ne peut réduire sa prestation à cette comédie rituelle de gestes et de formules que sont la servilité commerciale, l'amabilité commerciale, le dévouement commercial. Elle n'offre pas d'elle même seulement les gestes et les paroles qu'elle sait produire sans s'y impliquer mais cela même qu'elle est sans simulation possible: son corps, c'est-à-dire en ce quoi le sujet est donné à lui-même et qui, sans dissociation possible, constitue le sol de tous ses vécus. Il est impossible de livrer son corps sans se livrer, de le laisser utiliser sans être humilié.

Le «service sexuel» ne pourrait devenir un service marchand comme un autre que s'il pouvait être ramené à une séquence d'actes technicisés et standardisés que n'importe qui peut produire sur n'importe qui d'autre selon une technique codifiable, comparable à un «acte» médical, sans qu'il y ait donc de soi (réel ou simulé) ni intimité.

C'est là à peu près ce qu'une militante féministe avancée proposait dans un long texte paru en Allemagne en été 1987. Selon elle, le SIDA aurait l'avantage de mettre en valeur les orgasmes obtenus par des moyens autres que le coït, ce qui justifierait la femme à refuser «l'homme coïtal» et à fonder le rapport sexuel sur la pratique, combien plus rationnelle et hygiénique, de la masturbation, dont les finesses techniques auraient été à tort négligées jusqu'ici.

La masturbation mécanique sur machines à copuler apparait comme le développement logique de cette technicisation. Elle permettrait la rationalisation du «sexe» par abolition complète de la sphère intime. Les individus cesseraient d'avoir à s'appartenir mutuellement: l'homme machinisé se réfléchirait dans la machine humanisée; l'orgasme pourrait être acheté et vendu dans la sphère publique au même titre que les spectacles «hard» et «live».

De l'analyse qui précède, deux thèmes se sont dégagés:

1. Il y a des actes que je peux produire à volonté ni sur commande et dont je ne peux me faire payer que le simulacre. Ce sont les actes relationnels nécessairement privés par lesquels une personne participe affectivement à ce qu'éprouve une autre personne et la fait ainsi exister comme sujet absolument singulier: compréhension, sympathie, affection, tendresse, etc. Ces relations sont par essence privées et, de plus, réfractaires à toute mesure de rendement.

2. Il y a une dimension inaliénable de mon existence dont je ne peux vendre à autrui la jouissance sans me donner en prime, et dont la vente dévalue le don sans me dispenser de celui-ci. Là est le paradoxe essentiel de la prostitution, c'est à dire de toute forme de vente et de location de soi. Or la prostitution ne se limite évidemment pas au «service sexuel». Il y a prostitution chaque fois que je laisse n'importe qui acheter, pour en disposer à sa guise, ce que je suis sans pouvoir le produire en vertu d'un savoir-faire technique: par exemple le renom et le talent de l'écrivain vénal; ou le ventre de la mère porteuse."

- André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique. (La prostitution)

Image: Capture d'écran du site www.adopteunmec.com

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