Oui, mais une femme est aussi une femme!


"Mon titre n’explique pas mon tableau, comme mon tableau n’explique pas mon titre" -René Magritte

Image: René Magritte; Liaisons dangereuses, 1936.


Violent! Violent! Violent!


"Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c'est en vous qu'elle produit les remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite. On dit quelquefois: «Un gars a de la gueule.» Les traits délicats de Pilorge étaient d’une violence extrême. Leur délicatesse surtout était violence."
-Jean Genet; Journal du voleur.

Image: Jean-François Martin; ... (Merci R.)

Bonus Track:




فيروز - حبيتك بالصيف

بأيام البرد و أيام الشتي
و الرصيف بحيرة و الشارع غريق
تجي هاك البنت من بيتها العتيق
و يقلا انطريني و تنطرعالطريق
و يروح و ينساها و تدبل بالشتي

حبيتك بالصيف حبيتك بالشتي
نطرتك بالصيف نطرتك بالشتي
و عيونك الصيف و عيوني الشتي
ملقانا يا حبيبي خلف الصيف و خلف الشتي

مرقت الغريبة عطيتني رسالة
كتبها حبيبي بالدمع الحزين
فتحت الرسالة حروفها ضايعين
و مرقت أيام و غربتنا سنين
و حروف الرسالة محيها الشتي

Fairuz - I Loved You In Summer

In the days of cold and days of winter
The pavement is a lake
And the street is drowning
That girl comes from her old house
He told her "wait for me"
So she waits for him in the road
But he leaves and forgets her
While she withers in the winter

I loved you in the summer, I loved you in the winter
I waited for you in the summer, I waited for you in the winter
Your eyes are the summer, my eyes are the winter
Our meeting darling is beyond the summer and the winter

A stranger passed by and she gave me a letter
My beloved wrote it with tears of sadness
I opened the letter, but the letters were missing
Days passed and the years drew us apart
And the letters of the message were erased by the winter (note: the word for winter and rain is the same in Lebanon)

-Donne-moi une seule raison pour t'aimer! -(silence) - PARLE! -Aucune à te donner, c'est à toi de venir me l'arracher.


Une boite à allumettes...

Ce qu'est la vie pour un mâle qui se fait mâle...

Avec toutes ces courbes de femmes qu'il enflamme...

Et qu'il dresse pour lui témoigner de sa gloire...

Une boite à allumettes...

Qui brûle...

Qui brûle nos âmes...

Qui brûle...

Pendant que la mèche hante femme et homme...

A quand la fin de cette pièce qui n'a jamais commencé?

Arrêtons de tirer sur les ficelles et les super ficelles...

Découvrons nos visages et nos yeux couverts...

De toiles tissées...

Avec soin...

Par nos propres mots empoisonnés...

Par le superficiel et le subterfuge...

Car le feu doit s'éteindre...

Car le feu est à vaincre...

Je vous livre ici, les premières incantations...

Car seule la pluie violette a le pouvoir de nous conserver.

Musique!




"I'm so tired of playing, Playing with this bow and arrow, Gonna give my heart away, Leave it to the other girls to play, For I've been a temptress too long. Hmm just, Give me a reason to love you, Give me a reason to be, A woman, I just wanna be a woman. From this time, unchained, We're all looking at a different picture,Through this new frame of mind, A thousand flowers could bloom, Move over, and give us some room.Yeah, Give me a reason to love you, Give me a reason to be, A woman, I just want to be a woman. So don't you stop, being a man, Just take a little look from our side when you can, Saw a little tenderness, No matter if you cry. Give me a reason to love you, Give me a reason to be, A woman, It's all I wanna be is all woman. For this is the beginning of forever and ever, It's time to move over , So I want to be. I'm so tired of playing, Playing with this bow and arrow, Gonna give my heart away, Leave it to the other girls to play. For I've been a temptress too long. Hmm just, Give me a reason to love you..."

traduction : je suis extenuée de jouer, de jouer avec ces arcs et ces flèches, je suis entrain de mettre mon coeur à l'écart, je laisse ça aux autres fille pour qu'elles jouent, pour ce que j'ai été une tentatrice depuis trop longtemps. hmm, donne moi seulement une raison d'être, donne moi seulement une raison d'être une femme. je veux juste être une femme. depuis le temps, sans attache, nous regardons tous une projection différente, à travers cette nouvelle voie (trame, base) qui est la mienne, un millier de fleurs pourrait éclore, remue-toi et donne nous un espace. oui, donne moi une raison de t'aimer, donne-moi une raison d'être.. une femme. je désire juste être une femme. Ne peux-tu juste pas arrêter d'être un homme? jette seulement un coup d'oeil de notre point de vue si tu peux, pour avoir vu un peu de tendresse, ce n'est pas grave si tu pleures. donne moi une raison de t'aimer, donne moi une raison d'être... une femme. c'est tout ce que j'espère être entièrement femme . depuis la nuit des temps, pour toujours et à jamais, c'est le moment de réagir, alors je veux être. j'en ai assez de jouer, de jouer avec ces arcs et ses flèches, je vais donner mon coeur à un ailleurs, je laisse ça aux autres filles pour qu'elles s'amusent. puisque j'ai été une séductrice depuis trop longtemps. hmmm, donne moi juste une raison de t'aimer...




I never meant to cause you any sorrow...
I never meant to cause you any pain.
I only wanted to one time see you laughing.
I only wanted to see you laughing in the purple rain.

Purple rain, Purple rain
Purple rain, Purple rain
Purple rain, Purple rain

I only wanted to see you bathing in the purple rain.

I never wanted to be your weekend lover.
I only wanted to be some kind of friend.
Baby I could never steal you from another.
It's such a shame our friendship had to end.

Purple rain, Purple rain
Purple rain, Purple rain
Purple rain, Purple rain

I only wanted to see you underneath the purple rain.

Honey I know, I know, I know times are changing.
It's time we all reach out for something new,
That means you too.
You say you want a leader,
But you can't seem to make up your mind.
I think you better close it,
And let me guide you to the purple rain.

Purple rain, Purple rain
Purple rain, Purple rain

If you know what I'm singing about up here.
C'mon raise your hand.

Purple rain, Purple rain

I only want to see you, only want to see you.

Je ne suis jamais loin!


"Et une femme parla, disant : Parlez-nous de la Souffrance

Et il dit :

La souffrance est une fêlure dans la coquille qui enferme votre entendement.

De même que le noyau du fruit doit se rompre pour que son germe puisse s’offrir au soleil, de même vous devez connaître la souffrance.

Et si vous pouviez garder votre cœur dans l’émerveillement des miracles quotidiens de votre vie, votre souffrance apparaîtrait non moins merveilleuse que votre joie ;

Et vous accepteriez les saisons de votre cœur, de même que vous avez toujours accepté les saisons qui passent sur vos champs.

Et vous regarderiez avec sérénité au travers des hivers de votre tristesse.

Beaucoup de votre souffrance est choisie par vous-même.

C’est l’amère potion par laquelle le médecin qui est en vous guérit votre être malade.

Soyez donc confiant en ce médecin, et buvez son remède en silence et avec tranquillité :

Car sa main, bien qu’elle soit lourde et dure, est guidée par la main tendre de l’Invisible.

Et la coupe qu’il apporte, bien qu’elle brûle vos lèvres, fut façonnée de l’argile que le Potier a trempée de Ses propres larmes sacrées."

-Jabrane Khalil Jabrane; Le prophète (La souffrance)

Image: Damien Legrain; Nan Goldin (d'après un autoportrait)

Bonus Track:



و ما بان ليك غير هو
و ما عز عليك غير هو
أوشحال عندي منه
ياك غير هو و ديتيه
ياك غير هو و جليتيه
و ما بان ليك غير هو
و ما عز عليك غير هو

والغادي بعيد
والغادي بعيد
والغادي بعيد

ونبكيو عل الولف اللي فيا
و القمرة ضوها عليا
و دموعي ف عينيا
و تحكي لك ما بيا

و اش هاذ الحقرة و يا الغادي
ارجع نديرو فصال
إلا كانت القدرة و راه راضي
الفراق سمعتو فال

غربت الشمس بان ظلام الليل
وليدي وليدي
و قربو لبعيد راه الشوق مرير
وليدي وليدي
و المحبة تكوي وما دواك أقليب
وليدي وليدي
برجوع الهاجر يصفى لغدير

وا لوليد وا يليلي و فين موليك
وا لوليد وا يليلي و فين موليك
وا لوليد هاهوما خوضك اه

و يعملها للرجال اللي عابو فيك

وا لوليد وا يليلي و ها هما موليك
وا لوليد وا يليلي و ها هما موليك

يحرز عليك السروت المحضية

Empaillées!


"Une cage allait à la recherche d'un oiseau."
-Franz Kafka; Le procès.

Image: Nan Goldin (Merci Z.)

-Doucement? -Oui, doucement. -Oui. -Merci. -Merci toi. -D'accord. -(sourire) -(boussa) ...


"Le mot est matière. En apparence (une apparence qui en tant que telle a sa vérité), il me frappe matériellement, comme un ébranlement de l’air qui produit certaines réactions dans mon organisme, en particulier certains réflexes conditionnés qui le reproduisent en moi dans sa matérialité (je l’entends en le parlant au fond de ma gorge). Cela permet de dire, plus brièvement - c’est aussi faux et aussi juste - qu’il entre chez chacun des interlocuteurs comme véhicule de son sens. Il transporte en moi les projets de l’Autre et dans l’Autre mes propres projets. Il n’est pas douteux qu’on pourrait étudier le langage de la même façon que la monnaie : comme matérialité circulante, inerte, unifiant des dispersions ; c’est, en partie, du reste, ce que fait la philologie. Les mots vivent de la mort des hommes, ils s’unissent à travers eux ; chaque phrase que je forme, son sens m’échappe, il m’est volé ; chaque jour et chaque parleur altère pour tous les significations, les autres viennent les changer jusque dans ma bouche. Nul doute que le langage ne soit en un sens une inerte totalité. Mais cette matérialité se trouve en même temps une totalisation organique et perpétuellement en cours. Sans doute la parole sépare autant qu’elle unit, sans doute les clivages, les strates, les inerties du groupe s’y reflètent, sans doute les dialogues sont-ils en partie des dialogues de sourds : le pessimisme des bourgeois a décidé depuis longtemps de s’en tenir à cette constatation-, le rapport originel des hommes entre eux se réduirait à la pure et simple coïncidence extérieure de substances inaltérables ; dans ces conditions, il va de soi que chaque mot en chacun dépendra, dans sa signification présente, de ses références au système total de l’intériorité et qu’il sera l’objet d’une compréhension incommunicable. Seulement, cette incommunicabilité - dans la mesure où elle existe - ne peut avoir de sens que si elle se fonde sur une communication fondamentale, c’est-à-dire sur une reconnaissance réciproque et sur un projet permanent de communiquer ; mieux encore : sur une communication permanente, collective, institutionnelle de tous les Français, par exemple, par l’intermédiaire constant, même dans le silence de la matérialité verbale, et sur le projet actuel de telle ou telle personne de particulariser cette communication générale. En vérité, chaque mot est unique, extérieur à chacun et à tous ; dehors, c’est une institution commune ; parler ne consiste pas à faire entrer un vocable dans un cerveau par l’oreille mais à renvoyer par des sons l’interlocuteur à ce vocable, comme propriété commune et extérieure. (…)

Les langues sont le produit de l’Histoire ; en tant que telles, en chacune on retrouve l’extériorité et l’unité de séparation. Mais le langage ne peut être venu à l’homme puisqu’il se suppose lui-même : pour qu’un individu puisse découvrir son isolement, son aliénation, pour qu’il puisse souffrir du silence et, tout aussi bien, pour qu’il s’intègre à quelque entreprise collective, il faut que son rapport à autrui, tel qu’il s’exprime par et dans la matérialité du langage, le constitue dans sa réalité même."

- Jean-Paul SARTRE; Critique de la raison dialectique (Une communication fondamentale)

Bonus Track:



Ton souffle me caresse encore... Mais ma voix prononçant ton nom, a-t-elle déjà pâli?



"Le langage est-il transmission et écoute des messages qui seraient pensés indépendamment de cette transmission et de cette écoute ; indépendamment de la communication (même si les pensées ont recours à des langues historiquement constituées et se plient aux conditions négatives de la communication, à la logique, aux principes de l’ordre et de l’universalité) ? Ou, au contraire, le langage comporterait-il un événement positif et préalable de la communication qui serait approche et contact du prochain et où résiderait le secret de la naissance de la pensée elle-même et de l’énoncé verbal qui la porte ?

Sans tenter d’exposer cette naissance latente, la présente étude a consisté à penser ensemble langage et contact, en analysant le contact en dehors des « renseignements » qu’il peut recueillir sur la surface des êtres, en analysant le langage indépendamment de la cohérence et de la vérité des informations transmises - en saisissant en eux l’événement de la proximité. Événement évanescent aussitôt submergé par l’afflux des savoirs et des vérités qui se donnent pour l’essence, c’est-à-dire pour la condition de la possibilité de la proximité. Et n’est-ce pas justice ? L’aveuglement, l’erreur, l’absurdité - peuvent-ils rapprocher ?

Mais la pensée et la vérité peuvent-elles forcer Autrui à entrer dans mon discours, à devenir interlocuteur ? L’évanescence de la proximité dans la vérité est son ambiguïté même, son énigme, c’est-à-dire sa transcendance hors l’intentionnalité. La proximité n’est pas une intentionnalité.

Être auprès de quelque chose n’est pas se l’ouvrir et, ainsi dévoilé, le viser, ni même remplir par l’intuition la « pensée signitive » qui le vise et toujours lui prêter un sens que le sujet porte en soi. Approcher, c’est toucher le prochain, par-delà les données appréhendées à distance dans la connaissance, c’est approcher Autrui. Ce revirement du donné en prochain et de la représentation en contact, du savoir en éthique, est visage et peau humaine. Dans le contact sensoriel ou verbal sommeille la caresse, en elle la proximité signifie : languir après le prochain comme si sa proximité et son voisinage étaient aussi une absence. Non point un éloignement encore susceptible d’être entendu dans l’intentionnalité, mais une absence démesurée qui ne peut même pas se matérialiser - ou s’incarner - en corrélatif d’un entendement, l’infini, et ainsi, dans un sens absolu, invisible, c’est-à-dire hors toute intentionnalité. Le prochain - ce visage et cette peau dans la trace de cette absence et par conséquent dans leur misère de délaissés et leur irrécusable droit sur moi - m’obsède d’une obsession irréductible à la conscience et qui n’a pas commencé dans ma liberté. Suis-je dans mon égoïté de moi autre chose qu’un otage ?

Le contact où j’approche le prochain n’est pas manifestation ni savoir, mais l’événement éthique de la communication que toute transmission de messages suppose, qui instaure l’universalité où mots et propositions vont s’énoncer."

- Emmanuel LÉVINAS ; L’événement éthique de la communication.

Bonus Track:



"Keep Talking"

For millions of years mankind lived just like the animals
Then something happened which unleashed the power of our imagination
We learned to talk

There's a silence surrounding me
I can't seem to think straight
I'll sit in the corner
No one can bother me
I think I should speak now
I can't seem to speak now
My words won't come out right
I feel like I'm drowning
I'm feeling weak now
But I can't show my weakness
I sometimes wonder
Where do we go from here

It doesn't have to be like this
All we need to do is make sure we keep talking

Why won't you talk to me
You never talk to me
What are you thinking
What are you feeling
Why won't you talk to me
You never talk to me
What are you thinking
Where do we go from here

It doesn't have to be like this
All we need to do is make sure we keep talking

Why won't you talk to me
You never talk to me
What are you thinking
What are you feeling
Why won't you talk to me
You never talk to me
What are you thinking
What are you feeling

I feel like I'm drowning
You know I can't breathe now
We're going nowhere
We're going nowhere


Peut-on profiter de sa situation de dominé?


"Chez Beauvoir et Fanon, se trouve une même volonté de dépassement, qui ressortit à une conception commune de la temporalité: à partir de la conscience de la valeur du présent, il s’agit de retourner l’expérience du négatif, pour s’arracher vers l’avenir (le titre du livre de Fanon, L’An V de la révolution algérienne, manifeste ce projet). Dans Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir écrit que ‘chacun doit mener sa lutte en liaison avec celle des autres et en l’intégrant au dessein général’, ce qui souligne l’interdépendance et la solidarité de toutes les luttes de libération" - Annabelle Golay

Et si on manque de courage, alors on se tait, on s'enferme, on s'efface. Ou bien on part vivre dans la forêt avec les ancêtres. Mais on ne s'engage pas devant les autres pour les lâcher au beau milieu du chemin (vers la liberté), uniquement pour chercher le confort d'une cage.

Lâches. Lâches. Lâches, hommes et femmes, je vous emmerde!


Image: René Magritte, Le thérapeute.

"Devenez vous-même bordel!"


Le manque de personnalité n'est que la capacité de prendre tout pour vrai et tout pour faux. Avec une telle lecture, l'individu s'oblige à mener la réflexion jusqu'à atteindre ses limites pour ensuite prendre des décisions qui permettent d'avancer d'un cran, puis reprendre la réflexion en tenant compte des nouvelles données acquises. La définition que les gens "ordinaires/normaux" - les croyants chevronnés en ce que la psychanalyse apporte comme résultats - ont de la personnalité consiste à réduire l'Homme à une machine à accumuler les expériences, et qui, une fois ses sens stimulés, suit un comportement bien précis et unique à l'individu. Il y a donc cette unicité que nous cherchons tous à atteindre par notre manière d'être et notre façon d'imposer une image de nous, un masque, et qu'on nomme "personnalité". Je pense que nous sommes devant un cas concret et constant de la "mauvaise foi" de l'être humain. Les individus qui prétendent avoir forgé leur personnalité cherchent désespérément à trouver une cohérence dans l'incohérence. Leur passé étant aujourd'hui à portée de main, il est plus simple de le modeler, et le remodeler pour en sortir une interprétation cohérente (sans ou avec peu d'anomalies et de contradictions) qui sera projetée au présent et parfois même au futur proche. Rappelons-leur alors que le futur est incertain par définition. Comment peut-on présumer dans ce cas trouver une cohérence dans ce qui est incertain? Le passé qui semble aujourd'hui cohérent n'est-il pas le futur d'un passé antérieur? Est-ce vraiment la bonne voie pour atteindre une connaissance de soi?

- 1 -

Il y a une phrase qu'on entend souvent et il me semble intéressent de l'étudier: "Je suis ce que je suis et il faut comprendre que je ne peux pas être autre chose que ce que je suis!".

On entend souvent ce genre de phrases lorsque la personne en question atteint ses limites dans la réflexion, et espère ainsi mettre fin à toute critique de la part de l'autre. Nous savons tous que ce genre de phrases n'a rien de vrai. Ce qui peut nous sembler vrai dans une situation peut très bien passer pour faux dans une autre. Ce qui prouve pour moi que nous ne sommes pas "ce que nous sommes", mais ce que nous décidons d'être. La seule vérité que nous pouvons espérer posséder ne peut être ailleurs que dans la décision que nous prenons à l'instant même ou nous agissons. Ni avant, ni après.

Le fait d'atteindre ses limites n'est pas un mal et ne doit pas être source de mal-être. Je pense qu'on devrait plutôt en parler. L'avouer. Le communiquer à la personne en face qui ne peut pas lire dans notre esprit. Par contre cette manière de mettre fin à la conversation est un acte de mauvaise foi. La personne, souvent, ne souhaite pas avouer ses limites car elle considère que c'est une défaite, et en même temps une victoire de l'autre. Ce qui est à mon avis une erreur, car le fait que deux individus puissent communiquer est une victoire en soi. Se couvrir derrière le bouclier de la personnalité et imposer à l'autre de se retirer est une défaite. C'est un acte violent puisque la décision d'arrêter la conversation n'a pas été consentie des deux parts.

- 2 -

Contrairement à ce qu'on nous dit, je pense que la connaissance de soi devrait passer par une prolifération des personnalités, à l'intérieur de chacun, mais qui finiront de manière "naturelle" par "se déconstruire"/"fusionner"/"muter"/"se reproduire" jusqu'à atteindre un "état d'équilibre", une paix/cohabitation qui sera certainement de longue durée car non imposée par un choix arbitraire de personnage/rôle à jouer (La voie à suivre lorsqu'on cherche le confort, au prix d'un suicide intellectuel).

Le manque de personnalité serait pour moi un idéal humain libre de toute pensée conventionnelle. La pensée conventionnelle détermine, dénomme, catalogue, catégorise et classifie les choses et les êtres. Elle a pour avantage de créer un certain ordre, mais elle conditionne l’esprit dans des schémas linéaire et dualiste, avec toutes les limitations qu’ils impliquent. Elle l’appauvrit, en l’enfermant dans une structure figée. Elle se fonde sur la mémoire, c’est à dire le passé. Elle compartimente même le savoir. Elle limite ainsi le déploiement de l’intelligence.

- 3 -

Dans une disponibilité vide de mémoire, des connexions inattendues s’établissent, des sauts de conscience s’effectuent, l’intelligence et l’intuition se mettent à danser. Parfois à chanter et à crier: Je ne suis pas l'Homme à la caméra!


Image: Affiche de la campagne de recrutement de l’Armée de terre française.
Sur le site Internet de cette campagne on peut lire: "« On ne naît pas soldat, on le devient. » (Remerciements à Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe t.1, Gallimard © 1949, pp 285-286.)" (!?)

Point d'entrée vers une pornographie post-moderne


" «Qu’est-ce que la pornographie ? Il n’existe aucune réponse claire et universellement acceptée à cette question ». C’est en ces termes que, dans son livre Penser la pornographie (2003), Ruwen Ogien introduit le chapitre consacré à la définition du concept de pornographie. En outre, pas même l’incontestable étymologie du mot – pòrnē (prostituée) et gráphein (écrire, représenter) ne parvient à focaliser précisément le propre d’une représentation pornographique, si tant est que chaque individu soit capable d’en reconnaître une quand il la voit . Ce qui explique peut-être pourquoi le mot « pornographie » n’est pas un lemme du Dictionnaire de la pornographie (2005), et même si son origine y est soigneusement expliquée dans l’introduction: le concept de pornographie est si compliqué qu’en donner une définition univoque capable de cerner ce phénomène d’un seul point de vue reste impossible.

(...)

En suivant cette distinction, Foldscheid propose un raisonnement tout aussi convaincant : si la scène pornographique ne peut relever de la simulation, il se révèle tout aussi difficile de croire que la vidéo porno reproduise mimétiquement une scène d’amour, ou tout simplement un rapport sexuel ou encore toute forme d’intimité quelle qu’elle soit : car l’intimité consiste en effet à « se soustraire au regard de tous pour rendre possible la relation à l’autre » (→ Intimité, de A. Felgine, p240). L’intimité suppose donc une démarcation sûre entre la sphère publique et privée excluant le regard des autres ; si l’on inverse ce point de vue, on peut dire qu’il n’est possible de saisir l’intimité qu’à condition que celui qui observe ne se trouve pas face à une exhibition ou mieux qu’il n’ait pas le sentiment que celui qui se montre le fasse ouvertement : « la caméra doit se faire oublier pour donner l’impression d’une effraction dans l’intimité d’un quotidien souvent trivial et non événementiel. Le documentaire intimiste donne l’illusion de saisir la vie dans sa continuité, parfaitement anti-spectaculaire » (→ Intimité, de A .Felgine, p 241).

(...)

« Il ne suffit pas de filmer un couple en train de faire l’amour pour réaliser une oeuvre pornographique […]. Si les productions pornographiques peuvent plaire en dépit de leurs répétitions, si l’appétit de collection peut se déclencher, si l’on peut ne jamais se lasser de revoir encore les mêmes situations et les mêmes images, c’est bien que la pornographie entrepose entre la sexualité et nos regards une mise en scène particulière » (→ Image, P. Baudry, p 223). Selon, Baudry, il existe quatre caractéristiques principales de la rhétorique sexuelle pornographique qui rendent unique la représentation porno, c’est-à-dire qui permettent d’en circonscrire le domaine de fiction. Celles-ci sont : précipitation de la scène sexuelle, saturation absolue des scènes sexuelles, professionnalité des personnes impliquées dans la performance, déconnexion dans la succession des scènes de sexe.

(...)

Discordants ou différents, l’avions-nous dit, les points de vue présents dans ce Dictionnaire : « le corps, qu’on a voulu terrain symbolique où se jouent la liberté et la conquête de soi, est formaté, mécanisé, réduit aux performances et aux figures imposées. Il ne fait aucun doute que la dérive du porno vers des pratiques extrêmes –si souvent dénoncée- est tributaire de cette gestion comptable du désir. » (→ Pouvoir, A. Felgine, p 381). Considérer la pornographie non seulement comme objet d’analyse, mais aussi comme médium cognitif et instrument d’interprétation de la réalité revient à prendre en compte l’influence de la narrativité pornographique dans la formation de l’identité sexuelle et la façon dont cette formation identitaire est donc idéologiquement connotée et liée à des formes de pouvoir. Le discours pornologique devient ici un discours pornocratique, voué à analyser l’idéologie présente dans le porno, et parallèlement et obligatoirement, l’idéologie qu’il véhicule.

La pensée féministe radicale, comme chacun le sait, a vu dans la pornographie la représentation d’une sexualité fortement connotée par une logique de domination et de violence masculines qui a tendance à transformer la femme en une sorte d’esclave du sexe, soumise et le plus souvent contrainte à feindre le plaisir « chaque fois que quelqu’un regarde ce film, il regarde mon viol » affirme Linda Boreman, alias Linda Lovelace, personnage du célèbre Gorge profonde. Selon cette vision, que l’on pourrait qualifier « d’imitative », la pornographie serait à l’origine de comportements violents et d’une message dangereux, puisqu’elle confirmerait l’idée d’une « dissymétrie des anatomies » (→ Anatomies, cit.) qui correspond avec un rapport de domination entre les individus se traduisant en des fantaisies narratives caractérisées par la présence d’un déséquilibre du pouvoir politique, social, et économique. Un répertoire considérable d’histoires pornographiques reproduit dans la fiction narrative l’idéologie persistante –et réelle- de la disparité sexuelle entre l’homme et la femme en n’en déplaçant que le plan de la représentation, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de mettre en scène un viol pour rendre « jouissif » un rapport de soumission, il suffit de proposer un rapport sexuel consentant (mais jusqu’à quel point ?) entre une secrétaire et son employeur. À ce sujet, la pornographie gay et lesbienne n’élude pas forcément le problème (même si elle élimine, d’un côté, la figure de la prostituée soumise, et d’un autre, celle de l’étalon dominant), dès lors que sa fiction narrative se fonde sur des situations de féminisation du mâle et vice et versa, de disparité de pouvoir ( le gardien de prison et le prisonnier, la riche héritière et sa servante), ou sur l’utilisation de pratiques extrêmes (bondage, barebacking, pissing, fist-fucking) qui confirment le rapport de soumission qui dirige la relation entre les partenaires.

D’autre part, envisager la pornographie comme un médium de la connaissance plutôt que comme un simple objet, « Interroger la violence revient toujours à mettre en cause la pédagogie violente des images » (→ Violence, A. Felgine p 518) et pour certaines entrées du Dictionnaire, passer de la focalisation du caractère pornographique de certaines images à la nature pornographique de n’importe quelle image, pousse –voir même oblige- à surveiller les autres et se surveiller soi-même : « et cette violence que l’on prête au film porno qui mettait en scène les corps, c’est la télévision tout entière aujourd’hui, envahie par cet impératif de l’intime dévoilé, qui, scrutant les âmes, l’exerce sur chacun ». (→ Télévision/télé-réalité, cit.).

Tout en partageant l’idée que le porno confirme la présence de ces mécanismes coercitifs, lisibles selon deux dynamiques psychologiques, un peu grossièrement émaillées de philosophie- à savoir l’imitation (la vision de comportements violents génère de la violence), et la catharsis (la vison de comportements violents génère de la nausée envers la violence), je me demande si la première ne repose pas sur la destruction trop hâtive de la frontière entre fiction et réalité dans la conscience de tout individu, tandis que la seconde sur une surévaluation de l’impact de la fiction sur la réalité, empruntée à d’autres genres de représentation, et dans ce cas précis, à la tragédie ; mais je me demande surtout si ces deux lectures du discours pornographique n’ont pas tendance à voir comme unilatéral le rapport entre une forme de représentation, quelle qu’elle soit, et sa perception, extrêmement variable en fonction du contexte dans lequel elle se situe. La pornographie peut aussi être interprétée – et de ce fait, elle l’est- par un féminisme qualifié de « libéral » lié à la théorie des actes de langage d’Austin et au déconstructivisme de Derrida- comme une dénonciation d’une condition d’exploitation qui n’est pas que sexuelle, comme une attestation, parmi tant d’autres, de l’existence d’une véritable discrimination concernant plusieurs aspects de la vie féminine. « Le performatif ne fait jamais la même chose : il y a toujours déviation par rapport au modèle original de l’énoncé performatif. L’énoncé n’a en effet pas d’essence performative puisqu’il ne cesse de se répéter. Il s’opère donc, à chaque nouvelle énonciation, une nouvelle mise en contexte » (→ Féminisme, S. Laugier, p 184). Autrement dit, un même acte linguistique, et donc aussi un message pornographique, peut être interprété de façon différente, voire même opposée : ainsi Butler argumente-t-elle que « queer », terme initialement péjoratif envers les personnes homosexuelles, a été par la suite volontairement admis par la communauté gay qui en a donné une connotation positive.

S’inspirant du postmodernisme pour définir ses instruments de représentation, la post- pornographie-dans laquelle le post porno queer de Bruce la Bruce et de Mapplethorpe joue un rôle décisif-, ne se base pas uniquement sur la suppression du rapport de domination entre homme et femme (ou de ses transformations ou confirmations), mais au contraire « Elle travaille la pornographie moderne à partir de ses marges en la décontextualisant et pour en faire apparaître la dimension politique et normative » (→Post-pornographie, M. Bourcier, p 380), mettant en lumière, pour les problématiser et les mettre en cause, certaines questions identitaires du monde contemporain. L’affirmation de Baudry, confirmée par la structure générale du Dictionnaire, ne semble donc pas excessive : « la pornographie, fondamentalement identique à elle-même, mais évoluant sans cesse, épousait les aspirations et les questions de son temps » (→ Nouvelles pornographies, P. Baudry, p 317), dans une perspective consistant à ce que mouvement d’appropriation ne coïncide pas avec l’effleurement dans le porno d’une réalité précédant la représentation pornographique, mais avec l’affirmation de nouvelles possibilités de regarder le corps et l’identité qu’il porte en lui, en dehors du bien et du mal."

Andrea Malagamba - Pornologie, Pornopathie, Pornocratie.

Image: Man Ray, Mr and Mrs Woodman, 1927. (Merci R.)

Du don de soi dans un cadre marchand


"Le ou la prostitué(e) s'engage à fournir un plaisir déterminé pendant un temps déterminé. Le service vendu ne peut être obtenu par le client en aussi peu de temps, en qualité et quantité égales, de partenaires non rémunérés. Il y a donc une contradiction évidente entre la vente de ce service et sa nature.

Dans l'échange marchand, acheteur et vendeur entrent dans un rapport contractuel pour un temps déterminé; ils seront quittes l'un envers l'autre après paiement; l'offre du vendeur détermine l'acheteur comme individu anonyme, interchangeable avec n'importe quel autre: la solvabilité est la condition nécessaire et suffisante pour être servi. Or, en l'occurrence, tout en se présentant comme une acheteur dont la solvabilité suffit à fonder le droit, le client demande et obtient de la prostituée qu'elle lui procure un service qu'il entend définir lui-même, pour la seule et unique raison qu'il en a envie.

L'échange marchand se fait, certes, à un prix convenu, mais ce prix est fixé «à la tête du client», tout comme, d'ailleurs, la nature du service lui même. La transaction commerciale se déroule donc entièrement dans la sphère privée et porte sur une prestation adaptée à une demande faite à titre privé.

Nous trouvons ici le rapport servile dans sa pureté: le «travail» de l'un EST le plaisir de l'autre. Il n'a d'autre objet que ce plaisir. Le plaisir du client est la consommation d'un travail fait sur sa personne privée. Cette consommation est immédiate et directe, elle ne passe par la médiation d'aucun produit. C'est par cette immédiateté que le plaisir procuré par le travail servile diffère du plaisir que le chef cuisinier procure aux consommateurs de son «plat sublime».

Mais il y a plus. Ce plaisir est désiré par le client sans raison. C'est là une première différence entre le «travail» de la prostituée et celui de la kinésithérapeute par exemple. Cette dernière aussi se met au service du bien-être physique de ses clients, mais ceux-ci doivent motiver leur demande; la raison de celle-ci fera l'objet d'un diagnostic, après quoi le thérapeute appliquera, en vertu de son jugement souverain, des soins qui, quoique personnalisés, mettent en oeuvre une technique bien définie selon une procédure prédéterminée.

S'il est donc au service du bien-être physique du client, le soignant n'est point l'instrument du plaisir de celui-ci. Il est, au contraire, en position dominante: il décide de la nature des opérations et ne paie de sa personne que dans les limites d'une procédure codifiée dont il reste maître de bout en bout. La technicité de la procédure fonctionne comme une barrière infranchissable: elle empêche l'implication personnelle du thérapeute d'aller jusqu'à une complicité ou intimité complètes.

La situation est exactement inverse dans le «travail» de la prostituée: son savoir-faire technique doit être mis en oeuvre de la manière souhaitée (sans raison) par le client. Ce que ce dernier entend acheter, c'est l'implication complète de la prostituée dans les actes qu'il lui demande: elle doit se plier à ses exigences en y mettant du sien et non de façon routinière. Elle doit être une liberté-sujet, mais une liberté qui ne peut rien d'autre que de se faire l'instrument empressé de la volonté d'autrui. Autrement dit, elle doit être cet être contradictoire, impossible, phantasmatique qu'est la «belle esclave» (celle que, dans les Contes des Mille et une nuits, le jeune prince reçoit en cadeau, assise nue sur un cheval blanc); l'esclave, qui, dans la réalité, n'est jamais qu'une personne jouant à être l'être phantasmatique qui hante l'esprit de son maître.

«Tu paies et tu feras de moi ce que tu voudras». En cette seule phrase tout est dit: la prostituée se pose en sujet souverain pour exiger le paiement et, sitôt cette exigence satisfaite, elle s'abolira comme souveraineté pour se métamorphoser en l'instrument du payeur. Elle se pose donc en libre sujet qui va jouer à être esclave. Sa prestation va être une simulation; et elle ne le cache pas. Le client, d'ailleurs, le sait. Il sait qu'il ne peut acheter des sentiments et une complicité vrais. Il en achète la simulation. Et ce qu'il demande finalement, c'est que cette simulation soit plus vraie que nature, lui fasse vivre imaginairement une relation vénale comme si c'était une relation vraie.

La technicité se réintroduit donc dans le rapport vénal sous une autre forme et par un autre biais: la maitrise, par la prostituée, de l'art du simulacre. Les actes qu'elle propose sont dissociés de l'intention qu'ils signifient: ils ont pour fonction de donner l'illusion d'une intention ou implication qui n'existe pas. Ce sont des gestes. Ces gestes sont produits avec un savoir-faire bien maitrisé. Ils simulent un don de soi. Les procédés techniques de la simulation permettent donc à la prostituée de ne pas s'impliquer dans un rapport qui signifie l'implication totale: elle s'absente effectivement de ce rapport; elle cesse d'habiter son corps, ses gestes, ses paroles au moment de les offrir. Elle offre son corps comme s'il n'était pas elle-même, comme un instrument dont elle serait séparée.

Elle persuade à elle-même qu'elle n'est pas ce qu'elle vend. Dans la proposition «je me vends», le «je» se pose comme autre que le «moi».

Or, à la différence de tous les autres serviteurs qui simulent professionnellement la sollicitude empressée, la bonne humeur, la sincérité, la sympathie, etc., la prostituée ne peut réduire sa prestation à cette comédie rituelle de gestes et de formules que sont la servilité commerciale, l'amabilité commerciale, le dévouement commercial. Elle n'offre pas d'elle même seulement les gestes et les paroles qu'elle sait produire sans s'y impliquer mais cela même qu'elle est sans simulation possible: son corps, c'est-à-dire en ce quoi le sujet est donné à lui-même et qui, sans dissociation possible, constitue le sol de tous ses vécus. Il est impossible de livrer son corps sans se livrer, de le laisser utiliser sans être humilié.

Le «service sexuel» ne pourrait devenir un service marchand comme un autre que s'il pouvait être ramené à une séquence d'actes technicisés et standardisés que n'importe qui peut produire sur n'importe qui d'autre selon une technique codifiable, comparable à un «acte» médical, sans qu'il y ait donc de soi (réel ou simulé) ni intimité.

C'est là à peu près ce qu'une militante féministe avancée proposait dans un long texte paru en Allemagne en été 1987. Selon elle, le SIDA aurait l'avantage de mettre en valeur les orgasmes obtenus par des moyens autres que le coït, ce qui justifierait la femme à refuser «l'homme coïtal» et à fonder le rapport sexuel sur la pratique, combien plus rationnelle et hygiénique, de la masturbation, dont les finesses techniques auraient été à tort négligées jusqu'ici.

La masturbation mécanique sur machines à copuler apparait comme le développement logique de cette technicisation. Elle permettrait la rationalisation du «sexe» par abolition complète de la sphère intime. Les individus cesseraient d'avoir à s'appartenir mutuellement: l'homme machinisé se réfléchirait dans la machine humanisée; l'orgasme pourrait être acheté et vendu dans la sphère publique au même titre que les spectacles «hard» et «live».

De l'analyse qui précède, deux thèmes se sont dégagés:

1. Il y a des actes que je peux produire à volonté ni sur commande et dont je ne peux me faire payer que le simulacre. Ce sont les actes relationnels nécessairement privés par lesquels une personne participe affectivement à ce qu'éprouve une autre personne et la fait ainsi exister comme sujet absolument singulier: compréhension, sympathie, affection, tendresse, etc. Ces relations sont par essence privées et, de plus, réfractaires à toute mesure de rendement.

2. Il y a une dimension inaliénable de mon existence dont je ne peux vendre à autrui la jouissance sans me donner en prime, et dont la vente dévalue le don sans me dispenser de celui-ci. Là est le paradoxe essentiel de la prostitution, c'est à dire de toute forme de vente et de location de soi. Or la prostitution ne se limite évidemment pas au «service sexuel». Il y a prostitution chaque fois que je laisse n'importe qui acheter, pour en disposer à sa guise, ce que je suis sans pouvoir le produire en vertu d'un savoir-faire technique: par exemple le renom et le talent de l'écrivain vénal; ou le ventre de la mère porteuse."

- André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique. (La prostitution)

Image: Capture d'écran du site www.adopteunmec.com

Je t'aime quoi qu'il arrive!


"Je crois en effet que le libéral et libertaire convergent vers l'idée que l'amour est un risque inutile. Et qu'on peut avoir d'un côté une espèce de conjugalité préparée qui se poursuivra dans la douceur de la consommation et de l'autre des arrangements sexuels plaisants et remplis de jouissance, en faisant l'économie de la passion. De ce point de vue, je pense réellement que l'amour, dans le monde tel qu'il est, est pris dans cette étreinte, dans cet encerclement, et qu'il est, à ce titre, menacé. Et je crois que c'est une tâche philosophique, parmi d'autres, de le défendre. Ce qui suppose, probablement, comme le disait le poète Rimbaud, qu'il faille le réinventer aussi. Ça ne peut pas être une défensive par le simple conservation des choses. Le monde est en effet rempli de nouveautés et l'amour doit aussi être pris dans cette novation. Il faut réinventer le risque et l'aventure, contre la sécurité et le confort."

-Alain Badiou, Éloge de l'amour.

Et une dédicace aux amoureu-x-ses éternel-le-s:

"La fidélité n'a-t-elle pas un sens beaucoup plus considérable que la seule promesse de ne pas coucher avec quelqu'un d'autre? Ne montre-t-elle pas précisément que le «je t'aime» initial est un engagement qui n'a besoin d'aucune consécration particulière, l'engagement de construire une durée, afin que la rencontre soit délivrée de son hasard? Mallarmé voyait le poème comme «le hasard vaincu mot par mot». Dans l'amour, la fidélité désigne cette longue victoire: le hasard de la rencontre vaincu jour après jour dans l'invention d'une durée, dans la naissance d'un monde. Pourquoi dit-on si souvent: je t'aimerai toujours? A condition, bien sûr, que ce ne soit pas une ruse. Les moralistes, évidemment, s'en sont beaucoup moqués, disant qu'en réalité ce n'est jamais vrai. D'abord, ce n'est pas vrai que ce n'est jamais vrai. Il y a des gens qui s'aiment toujours, et il y en a beaucoup plus qu'on ne le croit ou qu'on ne le dit. Et tout le monde sait que décider, surtout unilatéralement, la fin d'un amour est toujours un désastre, quelles que soient les excellentes raisons qu'on met en avant. Cela ne m'est arrivé qu'une fois dans mon existence, d'abandonner un amour. C'était mon premier amour, et j'ai été progressivement si conscient que cet abandon était une faute que je suis revenu vers cet amour inaugural, tard, bien tard - la mort de l'aimée approchait - mais avec une intensité et une nécessité incomparables. Ensuite, je n'ai jamais renoncé. Il y a eu des drames et des déchirements et des incertitudes, mais je n'ai plus jamais quitté un amour. Et je crois bien être assuré du point que celles que j'ai aimées, ce fut et c'est réellement pour toujours. Je sais donc intimement que la polémique sceptique est inexacte. Et deuxièmement, si le «je t'aime» est toujours, à beaucoup d'égards, l'annonce d'un «je t'aime pour toujours», c'est qu'en effet il fixe le hasard dans le registre de l'éternité. N'ayons pas peur des mots! La fixation du hasard, c'est une annonce d'éternité. Et en un certain sens, tout amour se déclare éternel: c'est contenu dans la déclaration... Tout le problème, après, est d'inscrire cette éternité dans le temps. Parce que, au fond, c'est ça l'amour: une déclaration d'éternité qui doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. Une descente de l'éternité dans le temps. C'est pour cette raison que c'est un sentiment si intense. Vous comprenez, les sceptiques, ils nous font quand même bien rire, parce que, si l'on tentait de renoncer à l'amour, de ne plus y croire, ce serait un véritable désastre subjectif, et tout le monde le sait. La vie, il faut bien le dire, serait fortement décolorée! Donc, l'amour reste une puissance. Une puissance subjective. Une des rares expériences où, à partir d'un hasard inscrit dans l'instant, vous tentez une proposition d'éternité. «Toujours» est le mot par lequel, en fait, on dit l'éternité. Parce qu'on ne peut pas savoir ce que veut dire ce «toujours» ni quelle est sa durée. «Toujours» ça veut dire «éternellement». Simplement, c'est un engagement dans le temps, parce qu'il faut être Claudel pour croire que ça dure au-delà du temps, dans le monde fabuleux de l'après-mort. Mais que l'éternité puisse exister dans le temps même de la vie, c'est ce que l'amour, dont l'essence est la fidélité au sens que je donne à ce mot, vient prouver. Le bonheur, en somme! Oui, le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l'éternité. Comme aussi en sont des preuves l'enthousiasme politique quand on participe à une action révolutionnaire, le plaisir que délivrent les œuvres d'art et la joie presque surnaturelle qu'on éprouve quand on comprend enfin, en profondeur, une théorie scientifique."

-Alain Badiou, Éloge de l'amour.

Image: René Magritte, Les amants.

L'anomalie de l'anomalie


"La découverte commence avec la conscience d’une anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale. Il y a ensuite une exploration, plus ou moins prolongée, du domaine de l’anomalie. Et l’épisode n’est clos que lorsque la théorie du paradigme est réajustée afin que le phénomène anormal devienne phénomène attendu.

L’assimilation d’un nouveau type de faits est donc beaucoup plus qu’un complément qui s’ajouterait simplement à la théorie et, jusqu’à ce que le réajustement qu’elle exige soit achevé - jusqu’à ce que l’homme de science ait appris à voir la nature d’une manière différente -, le fait nouveau n’est pas tout à fait un fait scientifique."

- Thomas Samuel KUHN, la Structure des révolutions scientifiques (Comment se produisent les révolutions scientifiques)

Image: René Magritte, carte blanche.

De la méthode, de la pensée et de la compréhension


Voici des questions que je me pose:

-Comprendre un phénomène revient-il à chercher ses limites? A tracer un contour qui nous permets par la suite de canaliser notre pensée sur un champ bien précis?

-La théorie a-t-elle pour seul but d'expliquer le phénomène?

-Comprendre une théorie revient-il à mettre en évidence les contradictions qui en émanent?

-Peut-on être méthodique pour dégager les contradictions d'une théorie?

-Comprendre revient-il à construire/proposer/imposer une méthode pour pouvoir expliquer?


-Peut-on développer une pensée lorsqu'on cherche à comprendre?


Voici un début de réponse, mais ça n'explique pas tout:

"Ma conclusion sera double.

Sur le plan épistémologique, d’abord, je dirai qu’il n’y a pas deux méthodes, la méthode explicative et la méthode compréhensive. A parler strictement, seule l’explication est méthodique. La compréhension est plutôt le moment non méthodique qui, dans les sciences de l’interprétation, se compose avec le moment méthodique de l’explication. Ce moment précède, accompagne, clôture et ainsi enveloppe l’explication. En retour, l’explication développe analytiquement la compréhension. Ce lien dialectique entre expliquer et comprendre a pour conséquence un rapport très complexe et paradoxal entre sciences humaines et sciences de la nature. Ni dualité, ni monisme, dirai-je. En effet, dans la mesure où les procédures explicatives des sciences humaines sont homogènes à celles des sciences de la nature, la continuité des sciences est assurée. Mais, dans la mesure où la compréhension apporte une composante spécifique - sous la forme soit de la compréhension des signes dans la théorie des textes, soit de la compréhension des intentions et des motifs dans la théorie de l’action, soit de la compétence à suivre un récit dans la théorie de l’histoire -, dans cette mesure, la discontinuité est insurmontable entre les deux régions du savoir. Mais discontinuité et continuité se composent entre les sciences
comme la compréhension et l’explication dans les sciences.

Deuxième conclusion : la réflexion épistémologique conduit par le mouvement même de l’argument (…) à une réflexion plus fondamentale sur les conditions ontologiques de la dialectique entre expliquer et comprendre. Si la philosophie se soucie du « comprendre », c’est parce qu’il témoigne, au coeur de l’épistémologie, d’une appartenance de notre être à l’être qui précède toute mise en objet, toute opposition d’un sujet à un objet. Si le mot « compréhension » a une telle densité, c’est parce que, à la fois, il désigne le pôle non méthodique, dialectiquement opposé au pôle de l’explication dans toute science interprétative, et constitue l’indice non plus méthodologique mais proprement véritatif [de vérité] de la relation ontologique d’appartenance de notre être aux êtres et à l’Être. C’est là la riche ambiguïté du mot « comprendre », qu’il désigne un moment dans la théorie de la méthode, ce que nous avons appelé le pôle non méthodique, et l’appréhension, à un autre niveau que scientifique, de notre appartenance à l’ensemble de ce qui est. Mais nous retomberions à une ruineuse dichotomie si la philosophie, après avoir renoncé à susciter ou à entretenir un schisme méthodologique, reconstituait un règne du pur comprendre à ce nouveau niveau de radicalité. Il me semble que la philosophie n’a pas seulement la tâche de rendre compte dans un autre discours que scientifique de la relation d’appartenance entre ce que nous sommes et telle région d’être que telle science élabore en objet par des procédures méthodiques appropriées. Elle doit aussi être capable de rendre compte du mouvement de distanciation par lequel cette relation d’appartenance exige la mise en objet, le traitement objectif et objectivant des sciences et donc le mouvement par lequel explication et compréhension s’appellent sur le plan proprement épistémologique."

- P. RICOEUR, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique (Expliquer et comprendre)

Image: (Auteur inconnu)

Est-il moral de penser?


"En dehors des morales religieuses, l’Occident n’a connu sans doute que deux formes d’éthiques : l’ancienne (sous la forme du stoïcisme ou de l’épicurisme) s’articulait sur l’ordre du monde, et en en découvrant la loi, elle pouvait en déduire le principe d’une sagesse ou une conception de la cité : même la pensée politique du XVIIIe siècle appartient encore à cette forme générale ; la moderne en revanche ne formule aucune morale dans la mesure où tout impératif est logé à l’intérieur de la pensée et de son mouvement pour ressaisir l’impensé ; c’est la réflexion, c’est la prise de conscience, c’est l’élucidation du silencieux, la parole restituée à ce qui est muet, la venue au jour de cette part d’ombre qui retire l’homme à lui-même, c’est la réanimation de l’inerte, c’est tout cela qui constitue à soi seul le contenu et la forme de l’éthique. La pensée moderne n’a jamais pu, à dire vrai, proposer une morale : mais la raison n’en est pas qu’elle est pure spéculation ; tout au contraire, elle est d’entrée de jeu, et dans sa propre épaisseur, un certain mode d’action.

Laissons parler ceux qui incitent la pensée à sortir de sa retraite et à formuler ses choix ; laissons faire ceux qui veulent, hors de toute promesse et en l’absence de vertu, constituer une morale. Pour la pensée moderne, il n’y a pas de morale possible ; car depuis le XIXe siècle la pensée est déjà « sortie » d’elle-même en son être propre, elle n’est plus théorie ; dès qu’elle pense, elle blesse ou réconcilie, elle rapproche ou éloigne, elle rompt, elle dissocie, elle noue ou renoue -, elle ne peut s’empêcher de libérer et d’asservir. Avant même de prescrire, d’esquisser un futur, de dire ce qu’il faut faire, avant même d’exhorter ou seulement d’alerter la pensée, au ras de son existence, dès sa forme la plus matinale, est en elle-même une action, -un acte périlleux. Sade, Nietzsche, Artaud et Bataille l’ont su pour tous ceux qui voulaient l’ignorer ; mais il est certain aussi que Hegel, Marx et Freud le savaient."

-M. FOUCAULT, les Mots et les Choses

Image: René Magritte, The Man of the Sea, 1926 (Merci R.)

Voyez-vous cet œuf /verre? *


"Pour prendre un autre cas, Kripke suggère que « (en gros) être une table semble être une propriété essentielle de la table», c'est-à-dire d’un certain objet qui est une table. La portée exacte de la restriction « (en gros) » n’est pas claire. Si on abandonne cette restriction, la proposition ne tient guère. Supposons que quelqu’un désigne cet objet particulier et qu’on s’aperçoive qu’il entend par là que c’est un lit dur et qu’il est utilisé comme tel, on dirait alors que l’objet n’est pas une table mais un lit dur qui ressemble à une table. Mais l’objet est ce qu’il est. Ni le coup d’œil de l’inventeur ni l’habitude générale ne peuvent déterminer ses propriétés essentielles, même si le but et la fonction restent pertinents pour déterminer ce pour quoi nous prenons un artefact. Faisons une autre proposition : l’objet en question est une table fixée au sol. Nous serions tentés de dire que cela aurait été le même objet s’il n’avait pas été fixé au sol et qu’il ne pouvait pas être autre chose qu’une table. C’est donc nécessairement une table, qui n’est fixe que par accident. Considérons maintenant un être différent, qui aurait un autre langage et un autre système de compréhension commune dans lesquels des catégories comme mobile et fixe seraient fondamentales, et pas la fonction et l’utilisation. Il dirait que cet objet fixe est autre chose qu’une table. La fixité lui apparaîtrait comme une propriété essentielle de l’objet, et non « être une table ». S’il en était ainsi, une propriété pourrait être essentielle ou non, selon les critères de jugement des gens.

(…)

Les arguments intuitifs concernant les propriétés essentielles doivent rendre compte de toutes nos intuitions, y compris celle que nous venons de présenter si elles sont effectivement correctes. Cela semble possible si l’on suppose que la force intuitive de l’argument selon lequel telle propriété est une propriété essentielle de tel objet donnée s’appuie sur les systèmes de langage et de compréhension commune mis en œuvre lorsque nous portons de tels jugements. Les différences intuitives citées par Kripke sont souvent tout à fait claires, mais elles paraissent se relier plutôt à la structure des systèmes de compréhension commune du langage qu’à des propriétés essentielles des objets considérés indépendamment de la caractérisation et de la représentation. Une étude des jugements humains sur les propriétés essentielles et accidentelles pourra donner de précieux indices sur les structures cognitives utilisées et peut-être, plus largement, sur la nature de la capacité cognitive humaine et l’ensemble de structures que l’esprit construit naturellement. Mais une telle étude ne peut pas nous mener plus loin.

Il est peut-être bien vrai que dans le cas d’une espèce naturelle, par exemple les tigres, la définition du dictionnaire avec ses propriétés définitoires ne fournit pas de critère pour savoir si quelque chose est un tigre. Ainsi, si nous « découvrions un animal qui, bien qu’ayant toutes les apparences extérieures d’un tigre telles qu’elles sont décrites ici, a une structure interne complètement différente de celle d’un tigre », nous ne conclurions pas que c’est une tigre ; non pas parce que le concept de tigre a changé ou que le terme « tigre » marque un « concept de groupe », mais parce que, si les « tigres forment une certaine espèce ou une sorte naturelle », alors nous supposons qu’une structure interne - même si elle est inconnue – est requise pour qu’un objet soit un tigre. Si l’on accepte tout cela, il ne s’en suit pas que, si un objet est effectivement un tigre et que les tigres constituent effectivement une espèce naturelle, il ait pour propriété essentielle, en dehors de sa désignation et de sa catégorisation comme tigre, de posséder cette structure interne ; et cela même s’il est nécessairement vrai qu’un tigre a cette structure interne, en vertu des propriétés du système de compréhension commune et du système du langage."

Noam Chomsky - Réflexions sur le langage

(*) Entretien entre d’Alembert et Diderot: lien