Je t'aime quoi qu'il arrive!


"Je crois en effet que le libéral et libertaire convergent vers l'idée que l'amour est un risque inutile. Et qu'on peut avoir d'un côté une espèce de conjugalité préparée qui se poursuivra dans la douceur de la consommation et de l'autre des arrangements sexuels plaisants et remplis de jouissance, en faisant l'économie de la passion. De ce point de vue, je pense réellement que l'amour, dans le monde tel qu'il est, est pris dans cette étreinte, dans cet encerclement, et qu'il est, à ce titre, menacé. Et je crois que c'est une tâche philosophique, parmi d'autres, de le défendre. Ce qui suppose, probablement, comme le disait le poète Rimbaud, qu'il faille le réinventer aussi. Ça ne peut pas être une défensive par le simple conservation des choses. Le monde est en effet rempli de nouveautés et l'amour doit aussi être pris dans cette novation. Il faut réinventer le risque et l'aventure, contre la sécurité et le confort."

-Alain Badiou, Éloge de l'amour.

Et une dédicace aux amoureu-x-ses éternel-le-s:

"La fidélité n'a-t-elle pas un sens beaucoup plus considérable que la seule promesse de ne pas coucher avec quelqu'un d'autre? Ne montre-t-elle pas précisément que le «je t'aime» initial est un engagement qui n'a besoin d'aucune consécration particulière, l'engagement de construire une durée, afin que la rencontre soit délivrée de son hasard? Mallarmé voyait le poème comme «le hasard vaincu mot par mot». Dans l'amour, la fidélité désigne cette longue victoire: le hasard de la rencontre vaincu jour après jour dans l'invention d'une durée, dans la naissance d'un monde. Pourquoi dit-on si souvent: je t'aimerai toujours? A condition, bien sûr, que ce ne soit pas une ruse. Les moralistes, évidemment, s'en sont beaucoup moqués, disant qu'en réalité ce n'est jamais vrai. D'abord, ce n'est pas vrai que ce n'est jamais vrai. Il y a des gens qui s'aiment toujours, et il y en a beaucoup plus qu'on ne le croit ou qu'on ne le dit. Et tout le monde sait que décider, surtout unilatéralement, la fin d'un amour est toujours un désastre, quelles que soient les excellentes raisons qu'on met en avant. Cela ne m'est arrivé qu'une fois dans mon existence, d'abandonner un amour. C'était mon premier amour, et j'ai été progressivement si conscient que cet abandon était une faute que je suis revenu vers cet amour inaugural, tard, bien tard - la mort de l'aimée approchait - mais avec une intensité et une nécessité incomparables. Ensuite, je n'ai jamais renoncé. Il y a eu des drames et des déchirements et des incertitudes, mais je n'ai plus jamais quitté un amour. Et je crois bien être assuré du point que celles que j'ai aimées, ce fut et c'est réellement pour toujours. Je sais donc intimement que la polémique sceptique est inexacte. Et deuxièmement, si le «je t'aime» est toujours, à beaucoup d'égards, l'annonce d'un «je t'aime pour toujours», c'est qu'en effet il fixe le hasard dans le registre de l'éternité. N'ayons pas peur des mots! La fixation du hasard, c'est une annonce d'éternité. Et en un certain sens, tout amour se déclare éternel: c'est contenu dans la déclaration... Tout le problème, après, est d'inscrire cette éternité dans le temps. Parce que, au fond, c'est ça l'amour: une déclaration d'éternité qui doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. Une descente de l'éternité dans le temps. C'est pour cette raison que c'est un sentiment si intense. Vous comprenez, les sceptiques, ils nous font quand même bien rire, parce que, si l'on tentait de renoncer à l'amour, de ne plus y croire, ce serait un véritable désastre subjectif, et tout le monde le sait. La vie, il faut bien le dire, serait fortement décolorée! Donc, l'amour reste une puissance. Une puissance subjective. Une des rares expériences où, à partir d'un hasard inscrit dans l'instant, vous tentez une proposition d'éternité. «Toujours» est le mot par lequel, en fait, on dit l'éternité. Parce qu'on ne peut pas savoir ce que veut dire ce «toujours» ni quelle est sa durée. «Toujours» ça veut dire «éternellement». Simplement, c'est un engagement dans le temps, parce qu'il faut être Claudel pour croire que ça dure au-delà du temps, dans le monde fabuleux de l'après-mort. Mais que l'éternité puisse exister dans le temps même de la vie, c'est ce que l'amour, dont l'essence est la fidélité au sens que je donne à ce mot, vient prouver. Le bonheur, en somme! Oui, le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l'éternité. Comme aussi en sont des preuves l'enthousiasme politique quand on participe à une action révolutionnaire, le plaisir que délivrent les œuvres d'art et la joie presque surnaturelle qu'on éprouve quand on comprend enfin, en profondeur, une théorie scientifique."

-Alain Badiou, Éloge de l'amour.

Image: René Magritte, Les amants.

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