-Doucement? -Oui, doucement. -Oui. -Merci. -Merci toi. -D'accord. -(sourire) -(boussa) ...


"Le mot est matière. En apparence (une apparence qui en tant que telle a sa vérité), il me frappe matériellement, comme un ébranlement de l’air qui produit certaines réactions dans mon organisme, en particulier certains réflexes conditionnés qui le reproduisent en moi dans sa matérialité (je l’entends en le parlant au fond de ma gorge). Cela permet de dire, plus brièvement - c’est aussi faux et aussi juste - qu’il entre chez chacun des interlocuteurs comme véhicule de son sens. Il transporte en moi les projets de l’Autre et dans l’Autre mes propres projets. Il n’est pas douteux qu’on pourrait étudier le langage de la même façon que la monnaie : comme matérialité circulante, inerte, unifiant des dispersions ; c’est, en partie, du reste, ce que fait la philologie. Les mots vivent de la mort des hommes, ils s’unissent à travers eux ; chaque phrase que je forme, son sens m’échappe, il m’est volé ; chaque jour et chaque parleur altère pour tous les significations, les autres viennent les changer jusque dans ma bouche. Nul doute que le langage ne soit en un sens une inerte totalité. Mais cette matérialité se trouve en même temps une totalisation organique et perpétuellement en cours. Sans doute la parole sépare autant qu’elle unit, sans doute les clivages, les strates, les inerties du groupe s’y reflètent, sans doute les dialogues sont-ils en partie des dialogues de sourds : le pessimisme des bourgeois a décidé depuis longtemps de s’en tenir à cette constatation-, le rapport originel des hommes entre eux se réduirait à la pure et simple coïncidence extérieure de substances inaltérables ; dans ces conditions, il va de soi que chaque mot en chacun dépendra, dans sa signification présente, de ses références au système total de l’intériorité et qu’il sera l’objet d’une compréhension incommunicable. Seulement, cette incommunicabilité - dans la mesure où elle existe - ne peut avoir de sens que si elle se fonde sur une communication fondamentale, c’est-à-dire sur une reconnaissance réciproque et sur un projet permanent de communiquer ; mieux encore : sur une communication permanente, collective, institutionnelle de tous les Français, par exemple, par l’intermédiaire constant, même dans le silence de la matérialité verbale, et sur le projet actuel de telle ou telle personne de particulariser cette communication générale. En vérité, chaque mot est unique, extérieur à chacun et à tous ; dehors, c’est une institution commune ; parler ne consiste pas à faire entrer un vocable dans un cerveau par l’oreille mais à renvoyer par des sons l’interlocuteur à ce vocable, comme propriété commune et extérieure. (…)

Les langues sont le produit de l’Histoire ; en tant que telles, en chacune on retrouve l’extériorité et l’unité de séparation. Mais le langage ne peut être venu à l’homme puisqu’il se suppose lui-même : pour qu’un individu puisse découvrir son isolement, son aliénation, pour qu’il puisse souffrir du silence et, tout aussi bien, pour qu’il s’intègre à quelque entreprise collective, il faut que son rapport à autrui, tel qu’il s’exprime par et dans la matérialité du langage, le constitue dans sa réalité même."

- Jean-Paul SARTRE; Critique de la raison dialectique (Une communication fondamentale)

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