An epic story... (la fin)


"Rosenthal parlait. Il parlait toujours beaucoup parcequ'il avait une voix prophétique et qu'il pensait persuader facilement à cause du timbre de sa voix; ses compagnons l'écoutaient en regardant les reflets framboise de Paris au-dessus de leurs têtes, mais ils songeaient confuséement aux femmes qui se couchaient et qui disaient à leurs maris, à leurs amants des mots de machines parlantes ou peut-être des phrases bouleversantes de haine, de passion ou d'obscénité.

C'étaitaient cinq jeunes gens qui avaient tous le mauvais âge, entre vingt et vingt-quatre ans; l'avenir qui les attendait était brouillé comme un désert plein de mirages, de pièges et de vastes solitudes. Ce soir-là, ils n'y pensaient guère, ils espéraient seulement l'arrrivée des grandes vacances et la fin des examens.

- A la rentrée, dit Laforgue, nous pourrons donc publier cette revue, puisqu'il se trouve des philantropes assez naïfs pour nous confier des argents qu'ils ne reverront pas. Nous la publierons, et au bout d'un certain temps, elle mourra...

- Bien sûr, dit Rosenthal. Est-ce que l'un de vous est assez corrompu pour croire que nous travaillons pour l'éternité?

- Les revues meurent toujours, dit Bloyé. C'est une donnée immédiate de l'expérience.

- Si je savais, reprit Rosenthal, qu'une seule de mes entreprises doive m'engager pour la vie et me suivre comme une espèce de boulet ou de chien fidèle, j'aimerais mieux me foutre à l'eau. Savoir ce qu'on sera, c'est vivre comme les morts. Vous vous voyez, dans les quarante ans, dirigeant une vieille Guerre civile, avec les sales gueules de vieillards que nous aurons, façon Xavier Léon et Revue de Métaphysique!... Une belle vie, ce serait une vbie où les architectes construiraient des maisons pour le plaisir de les abattre, où les écrivains n'écriraient des livres que pour les brûler. Il faudrait être assez pur, ou assez brave, pour ne pas exiger que les choses durent...

- Il faudrait, dit Laforgue, être absolument délivré de la peur de mourir

- Pas de romantisme, dit Bloyé, ni d'angoisse métaphysique. Nous faisons des projets de revue et nous avons des conversations élevées parce que nous n'avons ni femmes ni argent; il n'y a pas de quoi s'exciter. D'autre part, il faut faire des choses, et on les fait. Ce ne sont pas toujours des revues.

- Si on allait boire, dit Pluvinage.

- Allons, dit Julien."

Paul Nizan; La conspiration.

-Image: René Magritte; La tentation de l'impossible.

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